Avignon 2016 !
Je m'étais fait dans mon enfance une idée de la beauté qui ne devait rien aux visages hautains des vendeuses de parfumerie ni aux vitrines ruisselantes de lumière des bijouteries, et tout aux moineaux que je voyais par la fenêtre de ma chambre se poser sur les larges fleurs roses d'un hortensia, aussi légères et diaphanes que les dentelles d'un nouveau-né à son baptême, illuminées par des milliers de gouttes de pluie. J'avais grandi dans cet émerveillement que donne la pauvreté mariée avec l'amour : l'argent manquait souvent mais l'amour qui brûlait entre mes parents, et d'eux à moi, donnait aux vitres de la maison un brillant de rivière. La rudesse distraite de quelques fleurs des champs dans un ancien verre à moutarde, leur allure invinciblement libre composaient un bouquet d'un éclat bien plus pur que celui des roses rouges martyrisées par l'industrie, glacées, garrottées - leur teint violacé ne disant plus un incendie mais une apoplexie qui leur ferait sous peu choir lamentablement la tête -, mises en rond sur les tables d'apparat dans les grands restaurants.
Dans ces années-là, ma mère faisait des travaux de couture pour compléter les ressources familiales. Des dames venaient à la maison lui apporter des tissus dont elles lui demandaient d'extraire, comme si elles y eussent été déjà en creux, des robes pour un mariage ou une fête quelconque. Je regardais, fasciné, les doigts ailés de ma mère passer l'aiguille dans la soie colorée et je voyais la robe désirée apparaître peu à peu, comme l'enveloppe d'une montgolfière que l'air chaud commence à tendre et à élever contre un ciel jeune. Je rêvais sur ces robes, sur celles qui les porteraient et plus encore sur ma mère et son visage éclairé par son souci de bien faire comme par un chandelier d'or. À l'instant où ma mère, en le pinçant entre ses lèvres, humidifiait le fil de coton pour le faire pénétrer plus aisément dans le chas de l'aiguille, à cet instant-là je savais que tout avait un sens et que l'univers, avec son infini d'étoiles éparpillées dans la nuit, prenait comme repère, comme centre et comme axe, les lèvres légèrement blanchies de ma mère et le minuscule lézard argenté de l'aiguille, vibrant entre ses doigts. Ce n'est pas Dieu qui est au centre de l'univers et ce n'est pas nous non plus. Ce sont seulement nos gestes quand ils sont appliqués au simple et à l'utile. Ma mère m'avait ainsi donné à son insu mes premiers cours de théologie, et les diamants que, devenu adulte, j'extrayais des livres profonds, la contemplation d'une femme à son ouvrage quotidien me les avait déjà offerts. Mon père aussi, par l'égalité de son humeur, m'apprenait quelque chose du ciel. J'aimais le voir faire la vaisselle et, le soir, passant lentement sa main sur chaque assiette de porcelaine à petites fleurs, rutilante sous l'eau chaude et claire, l'entendre dire: « C'est comme si je passais la main sur la journée. »
C Bobin. Louise Amour.