Refuge de la vie sensible...
De la vie sensible qu’advint-il alors ? Elle ne trouve
plus son langage qu’en dehors des activités pratiques de la société, dans la poésie et dans l’art, et ce langage sera, non plus rationnel mais suggestif. Si chacun d’entre nous est incommunicable
en proportion de sa richesse affective, il ne peut tourner cet obstacle que par la ruse d’une évocation. Quoi de surprenant ? Développerions nous sans frein cette résonnance privée, qui nous
fait particuliers, que les échanges deviendraient difficiles ; tout serait confusion. A supposer même que les êtres puissent arriver à entrevoir leurs états intérieurs, comme cela arrive par
la poésie et par l’art, il faudrait à leur intuition trop d’approche et trop d’efforts ! Combien de temps pour imaginer autrui et le ressentir à son tour ! La vie sociale ne saurait
s’accommoder de cette lenteur, non plus que de cette incertitude, de cette inévitable marge d’erreur.
Voilà pourquoi les sociétés évoluées, semblables à l’adulte, ont été amenées à retirer de la circulation la vie émotive ; il a fallu lui substituer la raison, se restreindre aux sensations dépouillées de tout prolongement personnel et soumises aux règles universelles par quoi la logique les associe et les déduit. Tel est le statut social que l’Occident, sous l’impulsion de la Grèce, a mis au point avec une élégance précise. Il a trouvé son couronnement deux mille cinq cents ans plus tard dans la civilisation du XIXème siècle, expérimentale et rationnelle.
René Huygues, dialogue avec le visible.