Pour celui qui cherche la lumière, qui se veut à l'école du réel, pour celui qui cherche Celui qui est, et pour celui qui n'attend plus, pour qui voudrait croire et celui qui croit croire...
« Que je peigne ou que j'écrive, j'essaie de créer une vision intérieure. »
Gao Xingjian
Le temps Face à un système collectif totalitaire, Gao Xinjian a choisi comme défense de se recentrer sur l'individu, notion qu'il considère comme une valeur universelle. L'échelle de temps privilégiée dans son œuvre est celle vécue par l'individu : l'instant. Gao fixe sur le support une succession d'instants qui construisent une identité, une mémoire et qui permettent à chacun d'éprouver une expérience esthétique. La technique de l'encre de Chine, au travers des lavis, taches et traits permet à l'artiste de suggérer des temporalités différentes au sein d'une même œuvre.
Histoire
Gao Xingjian subit durant la Révolution culturelle chinoise (1966-1976) la volonté de contrôle des esprits et de la création artistique par le régime. Cette vision d'un destin collectif déterminé par les objectifs politiques d'un régime totalitaire est, pour lui, vouée à l'échec et à la destruction. Ses œuvres sont traversées par des motifs évoquant une civilisation menée vers la ruine, l'inconnu ou la mort. Cependant, Gao Xinjiang ne conçoit pas l'acte de création comme un propos politique, mais plutôt comme une quête de la beauté car elle se transmet au-delà des générations, tandis qu'un art politique reste contextualisé et donc périssable.
Esquisse « Dans mes carnets de notes, j'expérimente. C'est une phase de travail qui précède la réalisation de l'œuvre même. Au crayon, au fusain, à l'encre, je cherche l'amorce de l'image ; le trait, la tache juste qui lanceront le processus imaginaire. J'étudie aussi les possibilités de l'encre du papier, la bonne humidité du support pour accomplir l'effet recherché. Au moment de travailler, il faut tout oublier. »
Ombre et lumière « L'art contemporain occidental a oublié que la subtilité de la vision de l'art vient de la lumière et que sans la lumière, point d'âme. J'utilise le noir, le gris ou le blanc, mais le résultat n'est jamais vraiment noir grâce à la lumière. La lumière est l'âme de l'encre. »
La quête La notion de quête est au cœur du travail littéraire et pictural de Gao Xingjian. Son roman “La Montagne de l'Âme” relate le voyage initiatique d'un homme qui quitte la capitale chinoise pour fuir les violences politiques de la Révolution culturelle. Les errances du personnage constituent un double voyage à la fois géographique, à travers des régions reculées attachées à leurs traditions millénaires, et intérieur, au travers d'une réflexion philosophique sur l'individu. L'évocation de la quête apparaît chez Gao Xingjian comme un éloge de la fuite ; dans ses œuvres, la fuite est toujours conçue comme une quête de liberté : elle est moteur de la création et permet à l'artiste de se sentir « vivant ».
La nature Gao Xingjian est un marcheur solitaire pour qui la nature est à la fois une référence directe à la campagne chinoise qu'il aimait parcourir mais aussi une évocation des paysages intérieurs qui l'habitent. En arpentant la nature, le rythme de la marche devient source de méditation pour l'homme, sa pensée se libère. De même, ce sont les scansions de la musique répétitive de compositeurs tels que Bach, Messiaen, Glass ou Schnittke qui permettent à l'artiste d'atteindre la concentration à laquelle il aspire. Dans l'acte de création, il retranscrit le souffle et les rythmes puisés dans le paysage. Ainsi l'exploration des quatre éléments, la terre, l'eau, le feu et l'air, au moyen de l'encre de Chine participe de la volonté de Gao Xingjian de retrouver l'essence du paysage.
C'est le peintre du silence, du retrait et de l'effacement. Bruno Smolarz donne pourtant la parole à Giorgio Morandi (1890-1964) dans un livre tenant de la biographie et du roman. Trop écrit pour rester confiné dans le cadre neutre des faits avérés, l'ouvrage ne glisse pas pour autant dans la fiction. Tout réside dans la manière de raconter.
Smolarz concentre l'action sur une seule journée, dont le lecteur sent vite qu'elle aura quelque chose de particulier. Ce sera en fait la dernière. Tout en poursuivant les humbles besognes de son quotidien d'artiste, Morandi peut récapituler une vie sans événement réel, à part sa fuite en 1944 devant les nazis entrés dans Bologne. Orphelin tôt, couvé par une mère souvent malade et trois sœurs aussi dévouées que bigotes, il a vécu dans un cocon dont il ne sortait que pour enseigner son art. Il ne se sera même pas échappé grâce à une fantaisie créatrice. Dès les années 1920, après une courte période métaphysique influencée par Giorgio de Chirico, il a peint et repeint sous forme de natures mortes les mêmes objets dans le calme de son petit atelier de la Via Fondazza. Difficile de faire plus étriqué!
Un succès qui l'indiffère
Et pourtant! Très vite, Morandi a été reconnu comme l'un des plus grands créateurs italiens du moment. Dès 1934, l'historien de l'art Roberto Longhi, qui faisait alors autorité, l'a porté au pinacle. Le Bolonais s'est vu exposé partout, recherché par les collectionneurs, courtisé par les galeristes, sans que sa vie s'en retrouve pour autant affectée. Cette agitation lui semblait ridicule. «Est-ce vrai qu'on vend mes toiles à Milan des millions? Mais ils sont devenus complètement fous.» Il n'a ainsi quitéé qu'une seule fois sa ville natale et sa campagne de Grizzana, anecdote que ne raconte pas Bruno Smolarz. Ce fut pour aller à Winterthour, où il avait ses amateurs les plus fervents. Le Kunstmuseum de la ville alémanique possède du reste une admirable série de Morandi.
Les heures tournent lentement, tandis que le récit avance. C'est le matin, puis l'après-midi et le soir. Cet homme de 74 ans pense à Hokusai. A Cézanne. Arrive enfin la nuit, où le veille Dina, sa sœur préférée. «Morandi repose dans la pénombre, sur son étroit lit de fortune; il lève la main, geste à peine ébauché, plus machinal que volontaire, pour tracer dans la nuit silencieuse une dernière esquisse. Un dessin invisible, inconnu; un objet désincarné, d'un minceur diaphane pareille à celle du doigt griffant l'espace nocturne...» L'auteur se fait ainsi plaisir en faisant couler les mots. Il les offre aussi, tant à son personnage qu'à ses lecteurs. On ne peut pas toujours en rester au français de base.
Entretien avec Bruno Smolarz.
Propos recueillis par NATHALIE JUNGERMAN. Édition mai 2016
Vous êtes l’auteur de Hokusai aux doigts d’encre, un roman qui parle de la vie et l’œuvre du peintre japonais, une sorte d’autobiographie imaginaire mêlant souvenirs, méditations et réflexions sur l’art (Arléa, 2011). Aujourd’hui vous publiez chez le même éditeur un livre intitulé Giorgio Morandi, Les jours et les heures qui est aux frontières du roman et de l’essai biographique, dans lequel la voix du peintre italien (Bologne 1890-1964) se fait entendre, notamment avec quelques extraits de lettres. Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce texte composé de seize séquences qui semblent rythmer une ultime journée ?
Bruno Smolarz. Dans le cas de Hokusaï, c’est l’esprit du peintre lui-même qui a commencé à me raconter sa vie, comme le ferait un vieil homme rencontré chemin faisant qui devient un compagnon de route vers un pays imaginaire. Lorsque quelqu’un raconte sa vie il ne dit pas toute la vérité, comme pourrait essayer de le faire un biographe impartial, consciencieux et méticuleux, mais sa vérité, faite d’omissions volontaires, d’oublis, de confusion à propos de souvenirs modifiés, transformés par le temps, par l’évolution des sentiments. C’est ce point de vue, celui du « vieux fou de dessin », que j’ai essayé de transcrire. L’auteur n’existe pas par lui-même, il n’est qu’un truchement, au sens d’intermédiaire, de traducteur (comme dans Molière). Le récit de sa vie, fait par le peintre, s’oppose parfois aux biographies historiques qui sont, elles, nées de l’imagination de soi-disant témoins qui ne l’ont pas vraiment connu. La première biographie de Hokusaï a été écrite quarante ans après sa mort, il y a un doute sur ces témoignages qui n’étaient déjà plus que des rumeurs. Pour Morandi, l’approche est différente ; la première fois que j’ai vu ses tableaux, j’ai été bouleversé, je n’ai cessé de m’intéresser à lui, sans penser que je pourrais un jour parler de cette passion. L’idée de mettre par écrit ce que j’éprouvais m’a été suggérée lors d’une conversation avec une personne remarquable qui a cité le nom de Morandi ; il y a eu un déclic, comme si cette rencontre (titre de la collection dans laquelle le livre est publié) me remettait en mémoire le choc ressenti lors de ma première rencontre avec des œuvres de Morandi. Cela m’a donné envie d’essayer de dire le pourquoi de cette émotion. De quelle manière ? En me transportant à la fois devant les tableaux et, sinon dans les tableaux, du moins parmi les objets des tableaux. En me blottissant contre eux, dans l’atelier du peintre. En faisant preuve de patience. D’où le rythme lent et régulier qui est à la fois celui d’une journée, heure par heure, et celui d’une vie ; c’est le sens du sous-titre du livre : Les jours et les heures. J’ai suivi le déroulement d’une journée ordinaire, avec ses pensées qui vont et viennent, ses réminiscences, une journée qui s’achemine vers la toute dernière journée, où les retours en arrière sont peut-être plus nombreux. Il ne s’agit pas d’un roman, plutôt d’un témoignage, réel et onirique à la fois. Je ne suis pas romancier, j’essaie de me tenir à l’écart de la fiction, du romanesque qui m’entraînerait trop loin des faits. j’écris à partir de la réalité, celle qui a été, et celle qui a peut-être été, en la replaçant dans le contexte de la société du temps.
Vous montrez dans votre livre toute la patience du peintre, sa recherche individuelle, sa vie dédiée au travail de la peinture, un rythme de vie bien établi, une tendance à la solitude et à l’ascétisme…
B.S. Oui, j’ai voulu montrer la lenteur créatrice d’une journée, semblable à la plupart des autres journées, d’un peintre plutôt casanier, même s’il faisait assez souvent de courts déplacements. Parce que c’est de cette manière qu’il convient de regarder sa peinture, en s’imprégnant de l’état d’esprit du peintre. J’aimerais que les lecteurs puissent prendre en considération cet aspect de lenteur dans l’élaboration de l’œuvre et qu’ils s’arrêtent le plus longtemps possible devant les tableaux, ou les reproductions des livres d’art, malgré leurs défauts.
À l’instar de son style de vie, « immobile, silencieux, réglé, répétitif » selon les mots du poète Philippe Jacottet (Le Bol du pèlerin, 2001), les œuvres de Morandi sont des variations – parfois seulement de lumière – à partir d’un même sujet dont il cherche à épuiser toutes les possibilités : les natures mortes emblématiques de son œuvre (le silence des objets, « il peint les objets qui renferment ce cri silencieux », je vous cite), et les paysages inhabités ou même les fleurs…
B.S. Un mode de vie « réglé, répétitif » fait plutôt penser à Kant et à ses habitudes de métronome, à la régularité d’une horloge. Le rythme de vie de Morandi n’était pas aussi rigide, c’est celui de tout un chacun dans la vie quotidienne, il avait comme tout le monde ses petites manies, c’était un couche-tôt. Dans le processus de création il y a des jours fastes, et les autres … Les thèmes des tableaux de Morandi sont en effet très limités ; ses natures mortes sont des juxtapositions d’objets, bouteilles, flacons, lampes, vases, jamais des assemblages de table garnie avec abondance d’objets de différentes matières, de victuailles, dans un certain désordre d’après festin. Il ne mélange pas l’éphémère, ce qui est périssable (fleurs, fruits, gibier) avec le durable. À partir de là il se livre à des variations, comme un compositeur qui écrirait des variations sur un thème donné, volontairement neutre ou banal, c’est l’impression que l’on pourrait avoir en voyant les alignements de bouteilles de Morandi, mais il n’y a rien de systématique, Morandi ne semble pas avoir été très « musicien » ou influencé par la musique, même si l’un de ses amis et mécènes, Luigi Magnani, était musicologue. Morandi reprend les mêmes objets comme sujets de ses natures mortes, en les disposant différemment, dans une lumière autre, avec un autre angle de vue. Les combinaisons, en musique comme en peinture, sont infinies, mais il faut bien sûr les considérer dans leur ensemble, on ne peut pas se rendre compte qu’il s’agit d’une variation si l’on en écoute une seule. Pour les tableaux il faudrait pouvoir en réunir un assez grand nombre ayant les mêmes caractéristiques comme cela a été fait pour les cathédrales de Monet. Chez Morandi ce n’est pas la répétition de la même image dont seule la luminosité et les teintes changent. Il y a aussi un léger déplacement des objets, un échange entre l’un ou l’autre.
Une « œuvre récurrente mais non répétitive », écrivez-vous (page 170)…
B.S. Je prendrai l’exemple du thème des vues de la cour de la via Fondazza par la fenêtre de son atelier qui est caractéristique de cette récurrence non répétitive. C’est toujours la même cour, vue de la même fenêtre, mais ce n’est jamais le même tableau. La cour est vue parfois de loin, dans son ensemble, en vue générale, ou de près, avec le grossissement d’un détail ou d’un autre, à différentes saisons. Il y a chaque fois, de cette fenêtre ouverte qui n’est pas montrée, une impression différente qui suggère, au delà de l’impression visuelle, une atmosphère, lourde ou légère, une odeur de terre humide après la pluie, un air vif chargé de neige, ou une touffeur d’été. Je rêve d’une exposition où il n’y aurait que des vues de la cour de la via Fondazza, ce serait à mon avis fascinant pour étudier la palette du peintre, son goût des variations. Mais c’est un jeu auquel on ne peut guère se livrer qu’en alignant des reproductions bien médiocres qui ne permettent pas de comparer les dimensions des tableaux et les nuances des coloris.
Ses peintures, ses eaux-fortes aussi (qui reprennent les mêmes sujets), ne seraient-elle pas comme une tentative d’échapper à la fuite du temps ? Vous parlez à propos de ses tableaux d’« un équilibre qui suspend le temps »…
B.S. Morandi essaie peut-être de ralentir le passage du temps, de le faire vivre dans un monde abstrait que l’on ne peut guère dater. Mais on ne peut pas interpréter objectivement la peinture de Morandi, le risque est trop grand d’y projeter son moi, sa propre expérience, que l’on soit artiste, critique, historien, poète ou psychanalyste ; on peut seulement essayer d’apprendre à regarder ses tableaux, y trouver un début de réponse aux questions que l’on se pose, nous qui regardons, et qui ne sont certainement pas celles que se posait le peintre, qui nous sont inaccessibles.
Morandi ne s’est jamais reconnu dans une école, mais il a entretenu un lien avec la peinture de Cézanne. Pouvez-vous nous parler de ce qui rapproche son œuvre de celle du peintre français ?
B.S. Comme pour les peintres cubistes, ce sont les paysages qui ont attiré l’attention de Morandi ; il a d’abord découvert l’œuvre de Cézanne à travers des reproductions en noir et blanc, ce qui lui a permis d’en étudier la composition, d’en apprécier l’équilibre sans être influencé par les coloris. Son esprit de géomètre y a trouvé une approche qui était aussi la sienne, il a vu, sans la connaître, la phrase de Cézanne : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône. ». De Pascal, qu’il a lu à la même époque et qui est devenu l’un de ses auteurs de prédilection, Morandi disait : « Il n’était que géomètre, […] mais avec la géométrie on peut presque tout. » Dans la peinture de Morandi, la précision géométrique, le tracé « à la règle » est flouté, les contours estompés, ce sont les ombres qui indiquent les lignes invisibles. Cette précision est plus visible dans les gravures qui sont très minutieuses, très travaillées.
Ce n’est que plus tard que Morandi a pu voir des œuvres de Cézanne et en étudier les coloris, le sens des coups de pinceau, mais il avait déjà sa propre palette ; il n’y a pas eu chez lui de révolution de la couleur.
Quant à son intérêt pour la tradition picturale italienne ainsi que son « lien » temporaire avec la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico ?
B.S. Morandi fut un excellent élève de l’École (royale à l’époque, avant la Première Guerre mondiale) des beaux-arts de Bologne. C’était un enseignement académique dans une province à la riche, et pesante tradition picturale (Ludovico Caracci, Giuseppe Maria Crespi) qu’il fallait suivre, imiter. En voyant les reproductions de peintres contemporains comme Cézanne, le Douanier Rousseau ou Renoir, il s’est rendu compte que la peinture pouvait chercher à exprimer autre chose, et il s’est rebiffé contre l’enseignement sclérosé qu’il subissait. Cela a contrarié sa carrière professionnelle, mais l’a ouvert à une recherche personnelle. Et il a toujours conservé une palette aux tons ocre qui est celle de la tradition locale. La rencontre avec la peinture métaphysique fut un moment miraculeux, il se trouvait alors dans une période de désarroi, physiquement affaibli et psychologiquement abattu ; son avenir lui paraissait sombre, il a eu la révélation de cette lumière géométrique qui projette des ombres mystérieuses. Cela lui a permis de faire la connaissance de peintres comme Carlo Carrà et lui a servi de tremplin pour trouver et affiner un style plus personnel.
Il lui a été reproché de ne pas participer au « monde politique », d’être « désengagé » alors que la plupart des artistes prenaient position pendant la période du fascisme et de la Seconde Guerre mondiale… Mais ce retrait de la vie publique n’est-il pas lié au fait qu’il était entièrement tourné vers la peinture, qu’il s’est consacré tout entier à sa vocation ?
B.S. Oui, il a suivi sa propre voie, après la période métaphysique, sans plus jamais répondre aux mots d’ordre des tendances esthétiques et politiques de l’époque. Encore une fois, l’on pourrait interpréter son refus de peindre d’une autre manière, ou d’autres sujets, ou son obstination à toujours peindre la même chose, comme un acte de rébellion, d’insoumission à ce qui est temporaire. Ce n’était pas une indifférence à ce qui se passait autour de lui, la peinture réaliste, conventionnelle ou partisane, idéologique, ne l’intéressait pas ; il n’a pas cherché de compromis, ni à se compromettre.
Existe-t-il en français un ouvrage qui rassemble ses correspondances avec les peintres ou les intellectuels de son époque ?
B.S. Non, c’est un peintre italien dont la reconnaissance internationale n’est intervenue qu’après la Seconde Guerre mondiale. Il est très peu représenté dans les collections publiques en France ; le musée de Grenoble a récemment acquis un tableau de Morandi (pour plus d’un million d’euros, ce qui l’aurait stupéfié, lui qui ne les cédait que pour des sommes modestes), mais c’est une exception. Le gouvernement français a refusé, il y a quelques années, la dation d’une collection privée qui aurait pu devenir l’ornement d’un grand musée moderne, les considérations financières ont prévalu, ce qui est vraiment dommage. Il y a eu quelques expositions, à Paris, Marseille, Toulon, des catalogues, des livres de reproductions, mais Morandi est un célèbre inconnu pour le public français. Seule une exposition d’envergure, au Grand Palais, pourrait inciter les éditeurs, de plus en plus frileux, à faire traduire une partie de la correspondance de Morandi avec les critiques et historiens d’art italiens comme Cesare Brandi, Cesare Gnudi, Roberto Longhi, Ardengo Soffici, eux-mêmes aussi peu connus, sauf des spécialistes.
……
Bruno Smolarz Giorgio Morandi, Les jours et les heures. Éditions Arléa, coll. La rencontre, 28 avril 2016.
Bruno Smolarz Hokusaï aux doigts d’encre Éditions Arléa, 2011. 177 pages. Arléa-Poche, octobre 2013.
[...] ces paysages de Morandi sont, à les bien regarder, très étranges. Tous, rigoureusement, « sans figures », et si la plupart comportent des maisons, celles-ci ont souvent des fenêtres aveugles : on les dirait fermées, sinon vides.
Ce serait une erreur pourtant d'y voir l'image d'un monde désert, d'une « terre vaine », comme celle du poème d'Eliot ; je ne crois pas que, même sans le vouloir ou sans en être conscient Morandi ait fait de cette partie de son œuvre une déploration sur la fin des campagnes.
Certains critiques ont noté que le peintre aimait à laisser se déposer, quand il ne le faisait pas lui-même, une légère couche de poussière sur les objets de ses natures mortes : était-ce encore une couche de temps qui devait les protéger et les rendre plus denses ? Sur ses paysages aussi, on a souvent cette impression d'un voile de poussière. Il me vient l'image puérile du « marchand de sable », parce que son office est d'apaiser, d'endormir. Je pense même à la « Belle au bois dormant » ; on pourrait nommer ainsi la lumière égale, jamais scintillante ou éclatante, n'opérant jamais par éclairs ou trouées, qui les baigne ; même aussi claire que l'aube, avec des roses et des gris subtils, elle est toujours étrangement tranquille. Paysages « aux lieux dormants ».
Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2006, p. 45-46.
Philippe Jaccottet (né en 1925) est une figure incontournable de la poésie en Suisse. Son ouvrage, est un long poème qui rend hommage à Giogio Morandi (1890-1964). Sur le thème de la rencontre entre une toile, un dessin et son contemplateur, Jaccottet propose un parcours très personnel pour tenter «d’approcher l’énigme». Sous l’influence évidente de Paul Cézanne, Morandi a presque invariablement peint des natures mortes. Jaccottet s’interroge sur ce qui les rend exceptionnelles. «Chez ce peintre-ci : ces trois ou quatre bouteilles, vases, boîtes et bols sempiternels, quelle apparente insignifiance, quelle dérision...» écrit-il, «Comment oser prétendre que cela vous parle un langage plus convaincant que la plupart des œuvres d’aujourd’hui ?».
Pour l’auteur, un véritable mystère émane du peintre. La vie monacale de Morandi le rapproche de son contemporain Alberto Giacometti (1901-1966). Autre analogie, leur force de concentration dans leur travail. « À croire que, chez l’un comme chez l’autre, tout, absolument tout : vie et travail, devait œuvrer contre la dissipation». Pouvoir qui transparaît même dans un portrait de Morandi par Herbert List, reproduit dans ces pages. L’artiste est penché sur des éléments qu’il va mettre sur une toile, une formidable attention brille dans son regard. Par ailleurs, chez Giacometti comme chez Morandi, Jaccottet remarque une exclusivité du sujet, l’un la forme humaine l’autre les objets. L’écrivain tente ensuite de trouver des réponses dans les lectures du peintre. Ses auteurs de chevet étaient Pascal et Leopardi. Deux vies recluses dont Morandi a pu se sentir proche. Deux œuvres bâties sur un fond noir, selon Philippe Jaccottet, «la conscience très lucide et très douloureuse, de la misère de l’homme, de l’impossibilité du bonheur pour lequel pourtant il semble fait...».
Plus loin, le poète observe avec subtilité les paysages du peintre «rigoureusement sans figures». Ils semblent, comme ses natures mortes, légèrement recouverts d’un voile de poussière. Jaccottet les qualifie de paysages «aux lieux dormants». Les bouquets de fleur lui évoquent des roses des sables. Il revient sur les natures mortes, pour lesquelles il préfèrerait utiliser l’expression allemande : «vies silencieuses». Le mot «patience» lui vient alors à l’esprit. Celle «qui signifie avoir vécu, avoir peiné, avoir tenu : avec modestie, endurance, mais sans révolte...». Il remarque aussi qu’au fil des années le nombre d’objets a diminué. Par exemple, une simple théière en 1963. «Comme si les premières toiles étaient déjà trop peuplées...». Enfin, les aquarelles l’enthousiasment. Les couleurs disparaissent et les formes s’évanouissent : «Comme si le peintre avait très patiemment frayé un passage à la lumière...».
"L'oeuvre d'art est processus de réminiscence : le temps retrouvé. La vision de ce qui n'est plus simplement dans le temps, mais qui a le temps en lui, comme temps accompli, intemporalité, éternité. Il ne s'agit pas de la projection d'une mémoire volontaire mais de l'acte de dévoilement, par lequel quelque chose se rend manifeste, devient visible en devenant lumière.(...) grâce à sa transfiguration par cette méditation du peintre. Plus il s'absorbe dans les choses, moins elles sont disponibles, et plus elles apparaissent comme des réalités immatérielles et spirituelles.
Un temps qui passe et ne passe plus d'être passé : dans le tremblé des contours…"
"Morandi" - Lumière et mémoire par Youssef Ishaghpour. (éditions Léo Scheer - farrage)
"Maintenant je m'aperçois que ma vie ressemble déjà à ce que j'ai écrit, comme si c'était scénarisé d'avance, il me suffit juste de le fixer sur le papier. Un peu comme un des peintres que je préfère, Morandi, qui peignait ses natures mortes très rapidement avec une vivacité terrible, mais qui passait des heures avant à mettre les objets en place, à trouver la véritable lumière sur ses fioles, bocaux, vases, jusqu'à ce que la réalité ressemble déjà à du Morandi... Après, il n'avait plus qu'à la peindre."
Marc-Édouard Nabe, Coups d'épée dans l'eau.
"Avec Morandi, la nature calme-silencieuse (dite "morte") n'a jamais mieux mérité son nom. Un souffle monte incessant de ces amphores ramenées d'on ne sait quelle vase. La pâte fine et rapide décape les formes, dans une touche violente d'une délicatesse inconcevable. Nous sommes au fond des océans depuis des milliards d'années."
Marc-Édouard Nabe, Flacons, bocaux et fioles grises.
« On ne peut dire de personne qu’il soit insignifiant, puisqu’il est appelé à voir Dieu sans fin. » Marguerite Porete. Le miroir des âmes simples et anéanties.
« La parole d’amour bâtit toujours comme un petit couvent à l’intérieur duquel la conversation infinie a lieu. » Christian Bobin
« Dans tout ce que nous faisons nous ne faisons qu'attendre, c'est par impatience que nous mettons, entre nous et notre attente, une poussière de volontés et de désirs, seulement par impatience » Christian Bobin
Création du festival "Splendeur du Quotidien"
"Christian Bobin est le rare, peut-être le seul auteur optimiste français vivant. Le lire est un anti-dépresseur naturel dans une France qui semble aimer broyer du noir. » Michel Sigalla.
Un festival pour que ces paroles, comme des gélules de sagesses et des comprimés de joie fassent offices d'anti-dépresseurs, de remèdes efficace au désespoir ambiant, à la critique systématique, à la surconsommation et se mettre à l'école de la vie incroyable, de l’éternel enfoui dans l’instant, de l’invisible dans un bloc de réel, qui est là, sous nos yeux..
Création 2019
« Il y a ainsi des gens qui vous délivrent de vous-même - aussi naturellement que peut le faire la vue d'un cerisier en fleur ou d'un chaton jouant à attraper sa queue. Ces gens, leur vrai travail, c'est leur présence. Aimer quelqu'un, c'est le dépouiller de son âme, et c'est lui apprendre ainsi - dans ce rapt - combien son âme est grande, inépuisable et claire. Nous souffrons tous de cela: de ne pas être assez volés. Nous souffrons des forces qui sont en nous et que personne ne sait piller, pour nous les faire découvrir.
Création 2018
" J'ai enlevé beaucoup de choses de ma vie et Dieu s'est rapproché pour voir ce qu'il se passait..."
Création 2017
« Que restera-t-il de tout cela ? Notre contemplation : le temps que nous aurons passé à ne rien faire qu'à regarder par la fenêtre les papillons qui volent, tout ce temps nécessaire pour le levain de l'esprit, ce temps qui ne s'efface pas agit dans l'invisible, et continue d'agir même après notre disparition. »
Christian Bobin
Je pousse dans les rues une charrette chargée d'optimisme. Je crie : 'espérance à tout va !" Beaucoup me répondent en me lançant par la fenêtre le contenu de leur pot de chambre mais il en faudrait bien plus pour éteindre une cargaison de soleils.
C Bobin.
Louise Amour 2016
L'inépuisable est à notre porte" 2015
« Je voudrais arriver à la mort aussi frais qu'un bébé, et mourir avec cet étonnement des bébés qu'on sort de l'eau. L'émerveillement crée en nous un appel d'air. L'éternel s'y engouffre à la vitesse de la lumière dans un espace soudain vidé de tout... On n’a qu’une faible idée de l’amour tant qu’on n’a pas atteint ce point où il est pur, c’est à dire non mélangé de demande, de plainte ou d’imagination.»Christian Bobin
Du Minuscule et de L'imprévisible 2014.
Bien peu de gens savent aimer, parce que bien peu savent tout perdre. Ils pensent que l'amour amène la fin de toutes misères. Ils ont raison de le penser, mais ils ont tort de vivre dans l'éloignement des vraies misères. Là où ils sont, rien ni personne ne viendra. Il leur faudrait d'abord atteindre cette solitude qu'aucun bonheur ne peut corrompre. » Christian Bobin, la femme à venir.