Refuge de la vie sensible... (II)
Quiconque, au-delà de l’enfance, persévèrera dans une existence dominée par les réactions et les imaginations sensibles deviendra un inadapté, reclus en lui-même, dépassé et
souvent broyé par la société moderne. Ou trouver une échappée ? Il en reste une pour celui qui est doué au surplus d’une faculté créatrice : l’art ou la poésie ! Alors la
société l’admet et le respecte, car elle le charge de même que l’abeille est spécialisée dans la ruche, de ressentir pour les autres et de leur apporter les résultats de son aventure, tout
en les dispensant de la vivre réellement. Le poète ou l’artiste, de plus en plus, ne sentent pas seulement « mieux que » les autres, ils sentent « à la place » des autres, qui
leur accordent admiration mais aussi, les jugeant « inutiles », secret dédain souvent. La société révère en eux un don qu’elle n’a pas, qu’elle n’a plus mais les considère un peu comme
une faiblesse qu’elle se tolère.
Rien de tel chez les primitifs où poésie et art ne sont pas réduits au rôle de jeu, de luxe, de supplément et presque de superflu mais reflète quelque chose de divin. Carl Kriesmeier cite le cas de ce royaume nègre du Congo Belge où, parmi les conseillers du roi, le plus considéré des représentants des métiers est celui des sculpteurs. Quel ne serait pas notre effarement si l’on nous suggérait de réserver pareille place aux poètes et aux artistes dans les hautes assemblées qui dirigent nos pays ! Il nous paraît au contraire plus « sérieux » d’y élire des manieurs professionnels d’idées et de mots, les professeurs, les avocats…(…)
Entendons-nous bien que tout ceci n’est vrai que dans l’Occident, quoique l’Orient, et le reste du monde, s’appliquent maintenant à le rattraper, par marches forcées. Mais l’Occident s’est voulu exclusivement utilitaire, tout entier tourné vers la possession du monde extérieur. Il en est obsédé ; par la science, la recherche des lois physiques, il veut agir sur lui, le domestiquer ; il entend faire de lui l’instrument de ses désirs, être conquérant de l’univers et de ses secrets en même temps que d’espaces et de peuples ! Tels nous sommes : le savoir vaut surtout quand il est pratique, déterminé par une conclusion positive, l’emprise sur les forces qui nous entourent. Quand à la connaissance intérieure, si prisée de l’Oriental, elle nous a si peu retenus, en dehors de son mécanisme efficace, donc surtout logique, que nous y sommes encore dérisoirement novices. Le progrès n’est pour nous qu’un rêve d’extension indéfini de nos pouvoirs, devenu au XIXème siècle la véritable mystique de l’humanité européenne. Le Moyen-Age, encore tout baigné du Christianisme né au seuil de l’Asie, était moins distinct de l’Orient : la fissure s’est surtout élargie, est devenue gouffre, quand la civilisation du livre eut commencé à précipiter notre devenir, gouffre que, par une récente et apparente conversion, les peuples de l’Est tentent de combler précipitamment depuis quelques années.
René Huygues, dialogue avec le visible.