La crise du milieu de vie (2ème partie)
Tauler observe la manière dont des hommes
qui ont mené une vie religieuse pendant de longues années entrent en crise entre quarante et cinquante ans. Tous les exercices religieux pratiqués jusqu'ici, méditation, prière personnelle et
collective, prière au chœur, offices, tout cela leur paraît tout à coup insipide. Ils n'y trouvent plus d'intérêt, ils se sentent vides, épuisés, insatisfaits.
La nouveauté de cette situation, c’est que celui qui la connaît ne trouve plus de secours dans les pratiques religieuses antérieures, sans savoir pour autant ce qui lui ferait du bien. Ce qui lui était familier lui est enlevé, mais le nouveau n'est pas encore là. Et, en jetant par-dessus bord des pratiques religieuses dépassées, il court le risque d'en faire autant avec la foi elle-même, parce qu'il ne sait plus comment revenir dans la proximité de Dieu. Il constate l'échec de tous les efforts spirituels auxquels il pouvait se raccrocher jusqu'ici. Il se trouve à présent privé de l'appui que lui fournissait le respect des formes extérieures. Aussi n'est-il pas loin de se détourner de Dieu par déception.
Pourtant cette crise est, pour Tauler, l’œuvre de la grâce de Dieu. C'est Dieu en personne qui plonge l'homme dans la crise, dans la tourmente. Et il a une intention précise. Il voudrait mener l'homme à la vérité, le conduire au fond de son âme. Tauler utilise ici l'image de la maison dans laquelle Dieu fait le ménage, la mettant sens dessus dessous pour retrouver la drachme, le fond de l’âme…….Mais souvent l'homme réagit de manière erronée à la crise dans laquelle il a été conduit par Dieu. Il ne saisit pas que Dieu s'est mis à agir sur lui et qu'il importe de le laisser faire. Tauler décrit différentes formes de réactions erronées.
L'homme peut fuir la crise du milieu de la vie de trois manières. Dans la première, il refuse de voir ce qui se passe en lui. Il n'ose pas affronter l'inquiétude qui est dans son propre cœur, il la projette au contraire vers l'extérieur en voulant, plein d'impatience, tout améliorer au-dehors, chez les autres, dans les structures et les institutions. Lorsque Dieu fait naître l'inquiétude dans un homme, quand il fait le ménage dans sa maison, lorsque, avec la lumière de sa grâce,
il aborde l'homme et touche à lui et que l'homme devrait prendre soin de soi, là où il est, voilà qu'au contraire l'homme se détourne du fond de son âme, il met le couvent sens dessus dessous et il veut fuir vers Trèves, ou vers Dieu sait où, et il n'accepte pas le témoignage (de l’Esprit en lui) parce qu'il est accaparé par son activité tournée vers l'extérieur et les choses sensibles (177).
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Par le combat mené à l'extérieur, il se sent dispensé de l'obligation de combattre avec soi-même.
Une deuxième forme de fuite consiste à se cramponner à des pratiques religieuses formelles. Dans ce cas, celui qui est concerné ne s'en prend pas aux autres, à l'entourage, il reste au contraire tourné vers soi. Mais il s'appuie sur les aspects formels de ses pratiques. Il évite le débat intérieur en se réfugiant dans des activités extérieures. Au lieu de prêter l'oreille à ce qui se dit en lui et d'être attentif aux « pistes de l'intérieur» dissimulées, il veut rester sur les « routes communes, bien larges ».
Une troisième forme de fuite consiste à convertir l'inquiétude intérieure en changements incessants de mode de vie. L'agitation intérieure fait papillonner d'une pratique religieuse à une autre…… Et comme ils ne persévèrent dans aucune d'entre elles, ils ne trouvent jamais le chemin vers leur propre fond. Ils n'affrontent pas leur propre inquiétude, ils ne la supportent pas, ils n'écoutent pas la voix de Dieu qui veut justement les conduire par ce tourment vers leur profondeur propre. Au lieu de se transformer intérieurement, ils courent après des transformations extérieures.
Une autre manière de réagir à la crise consiste à ne pas bouger, à se bloquer devant l'exigence d'un nouveau pas sur le chemin de son développement et à s'accrocher à son mode de vie antérieur. Au plan psychologique, cette réaction conduit à se mettre à cheval sur les principes, à se retrancher derrière eux afin de masquer sa peur. Au plan religieux, le blocage se traduit par un raidissement dans la poursuite des exercices de piété antérieurs. Les devoirs religieux sont fidèlement observés, l'assistance à l'office dominical est sans faille, les prières quotidiennes sont dites scrupuleusement. Toutes les obligations sont respectées de façon tatillonne. Mais malgré tout, il n'y a aucun progrès intérieur, on se durcit, on est peu charitable, on s'en prend aux autres, on condamne leur laxisme moral ou religieux, on se prend pour un bon chrétien qui se doit de mener une vie de croyant exemplaire. En dépit de leur zèle, ces personnes donnent l'impression de ne rien rayonner de l'amour et de la bonté du Christ. Il n'émane d'elles aucun enthousiasme, mais une odeur confinée de suffisance et d'étroitesse. Elles sont mesquines, tristes, dures dans leurs jugements, sûres de leur bon droit
La crise du milieu de vie, d'Anselm Grün