Pourquoi vouloir plus que la stupéfiante lumière des jours sans histoire ?
" Dans ces années-là, ma mère faisait des travaux de couture pour compléter les ressources familiales. Des dames venaient à la maison lui apporter des tissus dont elles lui demandaient d'extraire, comme si elles y eussent été déjà en creux, des robes pour un mariage ou une fête quelconque. Je regardais, fasciné, les doigts ailés de ma mère passer l'aiguille dans la soie colorée et je voyais la robe désirée apparaître peu à peu, comme l'enveloppe d'une montgolfière que l'air chaud commence à tendre et à élever contre un ciel jeune. Je rêvais sur ces robes, sur celles qui les porteraient et plus encore sur ma mère et son visage éclairé par son souci de bien faire comme par un chandelier d'or. À l'instant où ma mère, en le pinçant entre ses lèvres, humidifiait le fil de coton pour le faire pénétrer plus aisément dans le chas de l'aiguille, à cet instant-là je savais que tout avait un sens et que l'univers, avec son infini d'étoiles éparpillées dans la nuit, prenait comme repère, comme centre et comme axe, les lèvres légèrement blanchies de ma mère et le minuscule lézard argenté de l'aiguille, vibrant entre ses doigts. Ce n'est pas Dieu qui est au centre de l'univers et ce n'est pas nous non plus. Ce sont seulement nos gestes quand ils sont appliqués au simple et à l'utile. Ma mère m'avait ainsi donné à son insu mes premiers cours de théologie, et les diamants que, devenu adulte, j'extrayais des livres profonds, la contemplation d'une femme à son ouvrage quotidien me les avait déjà offerts. Mon père aussi, par l'égalité de son humeur, m'apprenait quelque chose du ciel. J'aimais le voir faire la vaisselle et, le soir, passant lentement sa main sur chaque assiette de porcelaine à petites fleurs, rutilante sous l'eau chaude et claire, l'entendre dire : « C'est comme si je passais la main sur la journée. »
Le visage d'une mère est pour l'enfant son premier livre d’images. Ma mère avait un visage de bon pain et j'aimais, quand elle me soulevait de terre et me portait à la hauteur de ses yeux, tapoter de mes doigts boudinés de garçon de trois ans la mie de ses joues claires. Un peu plus tard, quand je commençai à écrire, vers six ou sept ans, je m'amusai à dessiner de mes doigts quelques mots sur ses joues. Elle fermait les yeux, me laissait faire puis, sans jamais se tromper, disait à voix haute le mot que je venais d'appuyer sur sa chair : eau, feu, terre, lune. Ainsi, celle dont la patience m'instruisait sur l'éternel était-elle devenue ma première page blanche."
Christian Bobin, Louise Amour.