La parole la plus mystérieuse qui soit...
L'événement de ta mort a tout pulvérisé en moi
Tout sauf le cœur
Le cœur que tu m'as fait et que tu continues de me faire, de pétrir avec tes mains de disparue, d'apaiser avec ta voix de disparue, d'éclairer avec ton rire de disparue.
Je t'aime :je ne sais plus écrire, je ne vois plus que cette seule phrase à écrire, c'est toi qui m'as appris à l'écrire, c'est toi qui m'as appris à la prononcer comme il faut, avec une énorme lenteur, en détachant chaque mot, avec une lenteur de plusieurs siècles, avec cette lenteur adorable qui était la tienne lorsque tu devais te livrer à des choses pratiques, faire une valise, ranger une maison, tu es la femme la plus lente que j'aie jamais connue, la plus lente et la plus rapide, quarante-quatre ans de ta vie sont passés comme un éclair très lent d'un seul coup avalé par le noir.
Je t'aime - cette parole est la plus mystérieuse qui soit, la seule digne d'être commentée pendant des siècles. À la prononcer elle donne toute sa douceur, à la prononcer comme il faut, en silence, au secret de ta mort fraîche : le e du dernier mot ne s'entend presque pas, il bat des ailes et s'envole, je t'aime Ghislaine, il est hors de question de mettre cette parole à l'imparfait, les fleurs sur la tombe de Saint-Ondras, en Isère, ont fané une semaine après l'enterre ment, je t'aime, cette parole reste vive et le temps de la dire couvre le temps entier d'une vie, pas plus, pas moins.
Christian Bobin, La plus que vive.